mercredi 25 mai 2011

La notion de territoire

“Le territoire ne vaut que par les moyens d’en sortir”
Deleuze

Pour comprendre cette notion de territoire, on va partir de l’expérience. Parce qu’un territoire, tout comme un savoir, c'est le résultat d’une expérience. Au début, on ne sait pas. On n’a pas de territoire. Grâce à l’expérience des choses et des contenus, on va poser des jalons, et ces jalons marquent déjà des frontières : ils rythment la constitution d’un territoire. C’est l’émergence de nos matières d’expression (c’est-à-dire de nos qualités propres) qui va définir notre territoire. (Deleuze) Un territoire que nous traversons pour la première fois nous renseigne même à notre insu sur ses qualités en tant que territoire (son relief, sa végétation, sa faune). Pour peu que nous soyons attentifs, réceptifs, curieux, l’observation de ce territoire, les expériences validées par la répétition de mêmes gestes, tout cela va non seulement nous permettre de vivre et survivre, mais aussi de nous développer. La connaissance que nous allons accumuler sur ce territoire, va constituer l’origine de notre mouvement. Car nous allons vouloir nous agrandir, bouger, voir autre chose. Bouger, c’est s’agrandir. Revenons à notre expérience : Les mêmes causes produisent les mêmes effets, donc petit à petit ça nous appartient. S’il y a rythme il y a territoire. Deleuze pour expliquer cette notion prend l’exemple de l’oiseau scenopoiëtes dentirostris, qui établit ses repères en faisant chaque matin tomber de l’arbre des feuilles qu’il a coupées, puis en les tournant à l’envers, pour que leur face interne, plus pâle, contraste avec la terre : l’inversion des feuilles produit une matière d’expression. Cette matière d’expression, ce geste répété, maîtrisé, constitue le territoire de cet oiseau, son art, en quelque sorte.

Vous voyez que tout est lié. On commence à parler d’expérience et de territoire, et la question de l’art nous revient en pleine figure. Notre drôle d’oiseau nous apprend ceci : Le territoire n’est pas premier par rapport à la marque. C’est la marque qui fait le territoire. Il y a territoire parce qu’un rythme est devenu expressif. Comme nous dit Deleuze, le marquage du territoire est dimensionnel mais ce n’est pas une mesure, c’est un rythme. Ça peut vous paraître anodin, pourtant ça veut dire quelque chose d’important, pour nous : Ça fait du territoire l’effet de l’art. L’artiste, c’est ainsi le premier homme qui dresse une borne ou fait une marque. La propriété, de groupe ou individuelle en découle, même si c’est pour la guerre ou l’oppression.

Deleuze nous dit encore ceci : “La propriété est d’abord artistique parce que l’art est d’abord affiche, pancarte. (...) L’expressif est premier par rapport au possessif.” Les qualités expressives, nos matières d’expression sont forcément appropriatives au sens où elles dessinent notre territoire, celui que nous portons en nous ou que nous produisons. Nos qualités sont notre signature. Vous comprenez donc que la signature, le nom propre, ne sont pas les marques constituées d’un sujet, mais plutôt la marque constituante d’un domaine, d’une demeure. Là encore Deleuze dit “La signature n’est pas l’indication d’une personne, c’est la formation hasardeuse d’un domaine. Mais c’est avec la demeure que surgit l’inspiration. C’est en même temps que j’aime une couleur et que j’en fais mon étendard ou ma pancarte. On met sa signature sur un objet comme on plante un drapeau sur une terre. (...) Les marques territoriales sont des ready-made.”

Le territoire c’est aussi ce qui me différencie de l’Autre, ce qui me sépare de lui. Ici il s’agit de marquer ses distances. Toi tu es comme çà, moi je suis autrement. Nos territoires sont distincts. Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas se toucher. Or cette différence, ce “chacun en soi” (qui n’est pas bien loin du “chacun chez soi”), repose précisément sur des matières d’expression. En d’autres termes, nous pouvons être d’accord sur beaucoup de choses, nos conceptions de l’art sont différentes. Mais pour compliquer les choses, dire cela c’est déjà constituer un territoire commun : le territoire de ceux qui ont un territoire.

Pour Sun Tzu, un général incapable d’utiliser correctement le terrain est inapte au commandement. De la même manière, on pourrait dire, un artiste incapable d’utiliser correctement le territoire est inapte à l’art. (voir dans l’art une forme de commandement. Rien n’oblige à exercer ce commandement, mais il est nécessaire d’être conscient de ce potentiel ) La stratégie militaire nous renseigne sur les enjeux décisifs que représente cette notion de territoire : Lorsqu’un Seigneur se bat sur son propre territoire, il est en terrain de dispersion. Un terrain également accessible pour les deux parties est un terrain de communication. En terrain de convergence, alliez-vous aux états voisins; en terrain profond, pillez. En terrain difficile, pressez le pas, en terrain encerclé, inventez des stratagèmes, en terrain mortel, battez-vous.

Maintenant si l’on replace notre petit territoire personnel dans son contexte immédiat, on s’aperçoit que la ville est une combinaison de territoires, que ces territoires sont stratifiés, que certains d’entre eux sont mobiles, que tous ces territoires sont connectés les uns aux autres dans un système de relations qui lui-même est pris dans un territoire plus vaste encore, composé de l’incertitude et de la mobilité des limites. Ce territoire là, on peut l’appeler monde. (Marcel Roncayolo)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire